Idle Moments

Idle Moments c’est le titre d’un album de Grant Green, enregistré le 4 novembre 1963, avec Duke Pearson (piano), Joe Henderson (saxophone ténor), Bobby Hutcherson (vibraphone), Bob Cranshaw (contrebasse) et Al Harewood (batterie).

Mais c’est surtout le titre du sublime morceau d’ouverture et c’est indéniablement lui qui fait tout l’intérêt de ce disque. D’ailleurs on ne va s’intéresser qu’à ce morceau. Pas au reste de l’album.
Ça fait déjà 15 minutes à écouter.
Oui, 15 minutes !

Écoutez ces 15 minutes, ne faites surtout rien d’autre en même temps.

Laissez-vous quelques minutes pour vous faire attraper.
Le temps de décrocher, d’être bercé par le tempo lent de la contrebasse.
Laissez-vous dériver, le regard perdu dans le vague.

Et sortez de la torpeur quand vient le tour de Joe Henderson, le saxophoniste.
Cette entrée qui me file à chaque fois une érection pilaire… Ce n’est pas une entrée, c’est une approche. Féline.
Une approche de gros matou avec un gros son plein d’air.

On peut penser à Ben Webster, à Ike Quebec aussi, j’ai lu ça. 
Moi ça m’a rappelé Richie Kamuca dans le quintet de Shelly Manne en live à San Francisco, Don Rendell dans Shades of Blue, ou Gerry Mulligan en live à Carnegie Hall avec Chet Baker.

C’est sûr on a connu Joe Henderson plus aventureux. Avec des influences moins classiques ou moins Côte Ouest.
Rien de bop ici : des poses de sons, des enchaînements simples mais inspirés.
Il a les yeux fermés. Duke Pearson le raconte dans les notes du disque.
« il a fait deux pas de plus en direction du micro et il a fermé les yeux »
C’est très beau.

Le solo de Bobby Hutcherson, quand Joe Henderson rend la main, lui aussi il est très beau. Ces musiciens s’inspirent les uns les autres, on le sent. Moi je le sens.
Grant Green le premier, puis Duke Pearson (piano), Joe Henderson dont j’ai déjà parlé, et enfin Bobby Hutcherson (vibraphone).
Un par un ils font défiler leur solo de 32 mesures. 
Chacun très inspiré par ce qu’ont joué les autres, porté par l’envie de jouer à son tour.
Et chacun a un son bien clair qui remplit tout l’espace. Grant Green est un guitariste exceptionnel pour ça : il sonne.

Paradoxalement c’est peut-être Duke Pearson, leader sur cet enregistrement car c’est sa composition, qui a le moins de présence sur ce titre. Ah, je ne dis pas que c’est moins bon; d’ailleurs je préfère le dire, c’est impeccable. 
Tout est impeccable.

Réécoutez. Concentrez-vous depuis le début cette fois. Je sais que la première fois vous avez été distraits.
Montez le son, peut-être.

Et surtout ne faites rien. 
Idle Moments c’est ça que ça signifie. On pourrait le traduire par Moments d’oisiveté, Moments suspendus ou peut-être Moments d’abandon
Ça ne marche pas si vous ne vous accordez pas 15 minutes d’inactivité. 
Si vous n’avez pas le temps, remettez à plus tard. Ou laissez tomber.

Allez-y. Je reviens après pour les anecdotes.

crédit photos : Francis Wolff

Duke Pearson raconte

A l’origine le morceau n’était pas prévu pour durer si longtemps.
Il était plus de minuit, le jour de l’enregistrement de l’album. Il ne restait plus que ce morceau à enregistrer, il restait environ 7 minutes d’enregistrement pour boucler l’album, et Duke Pearson avait attribué l’ordre des chorus. 16 mesures pour chacun sauf pour Grant Green qui allait ouvrir sur 32 mesures, soit deux tours de grille.
Je n’ai pas bien compris s’il s’agissait d’un malentendu sur la durée d’une grille de chorus mais Grant Green a joué deux fois 32 mesures au lieu de deux fois 16 mesures.
Moi je préfère penser que Grant Green n’a pas voulu rendre la main, parce qu’il avait encore des choses à dire. Il n’a pas passé le relais après les 32 mesures prévues. Mais après encore 16 nouvelles mesures il ne laisse toujours pas Duke Pearson entrer en jeu.
Si on écoute l’enregistrement autour de 4’40 » on entend Grant Green répéter et soutenir un schéma rythmique plutôt que jouer une phrase de conclusion. Pour moi le message est clair : je reprends encore un tour.
Duke Pearson raconte qu’après ça tous les autres sont partis sur une grille de 32 mesures. De toutes façons ils étaient galvanisés.
Après le solo de Joe Henderson il ne faisait plus de doute que le morceau était plus long que prévu et ne tiendrait pas sur l’album. Duke Pearson s’attendait à ce qu’Alfred Lion, le patron du label Blue Note, arrête l’enregistrement mais celui-ci semblait ravi de ce qu’il entendait. Ils ont continué.

Un autre truc amusant que j’ai repéré après quelques écoutes : à la fin du solo de vibraphone, juste au moment de reprendre tous ensemble le thème mélodique pour conclure le morceau, il y a comme un léger flottement, un petit manque d’attaque dans la reprise. Etaient-ils perdus dans leurs pensées ? Plongés dans la torpeur ? Charmés par l’ambiance et la lenteur du morceau ? Séduits par ce que venait de jouer Bobby Hutcherson ?
Un moment d’absence qui va bien avec l’idée et l’esprit du morceau, les fameux idle moments. C’est quasiment imperceptible – ce sont des professionnels – et peut-être même que je l’invente. Mais ça me plaît bien.

A la fin du morceau, Alfred Lion félicite les musiciens et annonce une durée de 15 minutes. Ça surprend tout le monde. Ils n’ont pas vu le temps passer.
C’est trop long. Il est décidé d’enregistrer une nouvelle prise, plus courte.
Mais ce n’est plus pareil.
Et décidément il s’est passé quelque chose entre les musiciens dans cette version de 15 minutes, un moment d’unité presque magique.
Alors finalement, même s’il est plus de minuit, tous s’accordent que ce sont les autres morceaux qui vont être rejoués pour être plus courts.

Car ce Idle Moments qui n’était apparemment pas prévu pour être le morceau titre de l’album est un moment exceptionnel.

Voir aussi :

2 commentaires sur “Idle Moments

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  1. 15 mn!

    Y a pas d’ascenseur qui met 15 mn pour atteindre le dernier étage, en tout cas pas le mien.

    C’est bien dommage.

    (Traduit par Google trad)

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    1. Merci John Pistach,
      Effectivement c’est un problème auquel je n’avais pas pensé.
      Ce serait dommage de ne pas profiter de l’expérience dans les meilleures conditions… Je pourrais vous répondre que ces gars-là ont toujours un peu de blues au bout des doigts mais c’est une distinction de spécialiste, et vous et moi savons bien où s’écoute le mieux ce genre de musique Cool Jazz.
      Le bouton d’arrêt d’urgence est sûrement la solution. Je ne sais pas chez vous dans votre City d’Amérique, mais nous en France l’équipe technique n’intervient jamais sans laisser au moins 15 minutes d’attente.
      Les gars savent bien qu’une fois sur deux c’est un amateur de jazz qui a enclenché le bouton.

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